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Photo du rédacteurAntoine Station

Vivre ou mourir, par Lawrence Talbot

Un concours de nouvelles a été organisé dans GCDO#02 - le thème était : "Un monde de zombie". Voici la nouvelle de Lawrence Talbot.


Ce 20 janvier 1819, Catherine Corblin, blanchisseuse de son état, se rend, comme tous les mercredis, à quatre heures de l'après-midi, au domicile de Gabriel Pelletan, un vieux professeur de musique qui réside au 2ème étage du n° 8 de la rue Saint-Sabin. Dans sa corbeille, elle transporte le linge repassé du professeur qu'elle essaye de protéger, tant bien que mal, à l'aide de sa pelisse, des quelques flocons qui commencent à tomber. Mais à peine s'est-elle engagée dans la rue Saint-Sabin qu'un fiacre, dont le cheval s'est quelque peu emballé, vient la frôler, lui faisant perdre l'équilibre. Catastrophe ! Tout le linge propre se retrouve maintenant à baigner dans une flaque de boue ! S'étant déjà baissée pour le ramasser, un homme, semblant surgi de nulle part, arrive soudainement à sa hauteur. Bien qu'étant d'une certaine distinction, avec sa redingote, son haut de forme et sa canne, ses habits sont sales et il en émane une odeur fort désagréable.

– Permettez, Mademoiselle, que je vous vienne en aide ? lui lance-t-il d'une voix douce mais chargée de mélancolie…

– Certes, Monsieur, vous êtes bien aimable.

Et voilà Catherine et l'inconnu s'affairant à remettre le linge dans la corbeille, tout en s'efforçant d'en faire tomber préalablement un maximum de boue. A un moment, la main gauche de l'homme touche la dextre de la blanchisseuse, provoquant chez elle un terrible frisson, tant l'individu est glacé. Mais avec ce froid hivernal, rien, bien sûr, d'anormal… Après avoir récupéré son linge, Catherine retourne chez elle, rue Daval, afin de réparer les dégâts. L'homme au haut de forme la raccompagne, sans dire un mot, jusqu'à l'embranchement des deux rues, puis prend la direction de la rue de la Roquette. Catherine se retourne alors pour lui adresser un dernier merci, mais l'individu a déjà disparu…

De retour à sa boutique, Catherine retrouve son employée et amie, Henriette Martin. Elle ne tarde pas à lui faire le récit de sa mésaventure, lui faisant part, en même temps, de cette rencontre qui l'a pour le moins troublée. Toutefois, après en avoir discuté, les deux femmes se sont mises d'accord : l'homme au haut de forme est forcément un demi-solde, un des officiers de Napoléon que le régime royaliste a réduit à la misère.

Le lendemain, Catherine Corblin se rend de nouveau chez Monsieur Pelletan. Cette fois, elle est rassurée, son linge ne risque rien. Il fait un froid sec, ayant fortement gelé le matin. A l'entrée de la rue Saint-Sabin, elle retrouve l'homme au haut de forme qui soulève son couvre-chef pour la saluer.

– Bien le bonjour Mademoiselle !

– Bonjour, cher Monsieur. Je ne voudrais pas être indiscrète, mais n'avez-vous pas combattu dans la Grande Armée de notre malheureux Empereur ?

– Si fait, Mademoiselle. J'étais capitaine dans le 46e régiment d'infanterie de ligne qui appartenait à la division Ledru.

– Il me semble en avoir entendu parler. Cette division n'a-t-elle pas combattu dans le corps du maréchal Ney à la bataille de la Moskowa ?

– Vous me voyez bien étonné de vous trouver à ce point informée, surtout venant d'une femme dont les préoccupations de la guerre ne devraient venir, chez elle, qu'en tout dernier lieu.

– C'est que, voyez-vous, mon frère a fait, comme vous, la campagne de Russie. Et quand il est enfin rentré chez nous, après la douloureuse campagne de France, il s'est assis au coin de l'âtre et a commencé à nous raconter l'épopée, sans même songer à se restaurer. Aujourd'hui, il est décédé, aussi bien de chagrin que d'épuisement.

– Vous m'en voyez navré, chère Mademoiselle. Dites-vous que c'était un brave et qu'il repose, maintenant, au paradis des héros. Comme je l'envie, par certains côtés…

– Ne dites pas ça, cher Monsieur. Vous, au moins, vous êtes en vie, et il ne vous manque ni bras ni jambe…

L'homme la regarda sans répondre, mais son regard, plein de détresse, était suffisamment éloquent pour que Catherine s'en émeuve.

– Adieu Mademoiselle. Peut-être aurons-nous l'occasion de nous revoir ?

– Certainement, surtout qu'il semblerait que la rue Saint-Sabin soit devenue votre lieu de promenade favori…

– Certes, et il m'est d'autant plus agréable de m'y promener que j'ai le plaisir de vous y rencontrer…

Sur ces mots, l'homme au haut de forme reprit sa marche.

– Monsieur, Monsieur – l'interpella Catherine – je ne connais même pas votre nom !

Sans interrompre son pas, l'officier se retourna tout en soulevant son chapeau.

– Capitaine Charles Rivière, pour vous servir…

Les semaines passèrent, Catherine ayant plaisir à converser avec le capitaine Rivière chaque fois que l'occasion lui en était donnée, soit tous les mercredis. Une réelle amitié était née entre eux, et la blanchisseuse sentait bien qu'elle ne lui était pas indifférente. A plusieurs reprises, elle avait essayé de l'inviter à dîner chez elle, mais Charles Rivière avait toujours, jusqu'à présent, décliné ses invitations. Et si elle lui avait dit où elle habitait, elle ignorait, par contre, tout de son lieu de résidence. Elle l'imaginait vivant dans une chambre de bonne, sous une mansarde, dans le plus grand dénuement. Non seulement elle lui proposait le couvert, mais encore lui offrait-elle la possibilité de prendre un bon bain. Naturellement, elle s'engageait aussi à lui nettoyer ses vêtements, et gratuitement ! Quel homme dans le besoin aurait refusé une telle offre ? Sans doute son honneur en aurait-il trop souffert… C'est, du moins, ce dont elle cherchait à se persuader. Un jour, cependant, la curiosité fut trop forte. Après l'avoir quitté, comme d'habitude, à l'embranchement des rues Saint-Sabin et Daval, elle fit brusquement demi-tour et le suivit sans se faire remarquer. Comme elle s'en doutait, le capitaine remontait la rue de la Roquette. Parvenue au bout de cette rue alors que la nuit commençait à tomber, elle le vit pénétrer à l'intérieur du cimetière du Père-Lachaise, puis s'engager dans le chemin du coq (8ème division, 1ère section du célèbre cimetière). Soudain, elle vit l'homme s'arrêter et se figer. Sans se retourner, il souleva doucement sa canne, puis en asséna un coup terrible sur le sol. En fait, il venait d'écraser la tête d'un rat à l'aide du pommeau de sa canne. C'est ce qu'elle comprit lorsqu'elle le vit ramasser l'immonde rongeur. Tenant le rat dans sa main gauche, le capitaine plongea sa main droite dans la poche de sa redingote et en sortit un couteau avec lequel il décapita le surmulot. Puis, levant l'animal comme un verre, il le pressa comme un citron pour en absorber le sang qui giclait de toutes parts. Devant une telle vision d'horreur, Catherine ne put s'empêcher de pousser un cri d'effroi. Se retournant précipitamment, le capitaine faisait désormais face à la blanchisseuse en larmes qui, sa corbeille de linge à ses pieds, ne trouvait même plus la force de s'enfuir, la terreur l'ayant paralysée. Tentant de la rassurer par de douces paroles, il jeta son couteau par terre et tomba à genoux, la suppliant de l'écouter.

– Par pitié, ma mie, écoutez-moi. Oui, je suis un monstre, mais aussi une victime ! Tout a commencé lors de la retraite de Russie. Moi et mes hommes étions placés à l'arrière-garde de la Grande-Armée lorsque, peu après avoir dépassé Smolensk, nous fûmes attaqués par un parti de cosaques qui s'enfuirent devant notre résistance acharnée. Cependant, l'un d'eux eut le temps de me lancer sa lance que je reçus en pleine poitrine. Gravement blessé, mes hommes me transportèrent sur un brancard de fortune lorsque, me voyant perdu, et eux-mêmes épuisés par une trop longue marche, la faim leur tenaillant le ventre, ils décidèrent de m'abandonner. Se séparant de la colonne, ils me déposèrent dans une cabane de bois qu'ils crurent abandonnée, afin que je puisse expirer en paix. Les environs étaient, en tout cas, désertiques. Ce n'est que bien plus tard que j'appris le nom de ce lieu : Luchinka. Je n'étais pas dans la cabane depuis une heure que je rendais mon dernier souffle. Et là, un phénomène étonnant se produisit, je me retrouvais comme suspendu dans les airs, le dos à la charpente, voyant, en-dessous de moi, ma dépouille mortelle. C'est alors qu'une vieille femme, à la figure de sorcière, poussa la porte d'entrée. Elle alluma un feu dans la pièce, tout près de mon corps sans vie, sur lequel elle plaça un chaudron rempli d'eau. Je la vis aussi ajouter tout un tas d'ingrédients, herbes dont j'ignore le nom et autres substances peu ragoûtantes. Puis, elle enleva le pansement de la poitrine de ce corps qui n'était plus le mien, et commença à découper les chairs tout autour de la plaie de manière à dessiner une étoile à cinq branches, mais la tête en bas. Elle jeta ensuite les morceaux de chair enlevés dans le chaudron bouillant. Au bout de quelques minutes, elle en retira une mixture verdâtre qu'elle appliqua sur ma dépouille, de manière à en boucher très exactement le trou béant en forme d'étoile. Enfin, elle psalmodia quelque chose dans un jargon inaudible. C'est quand elle eut fini que je réintégrai mon corps dans une effroyable douleur. Je parvins à ouvrir les yeux, juste le temps de voir la sorcière me cracher dessus. Elle quitta peu après la cabane, en m'adressant ces derniers mots : "sale Français, tu es maudit !" Et, effectivement, je suis bien maudit. En reprenant le chemin de la France, je m'aperçus que je n'éprouvais plus le besoin de manger ou de dormir. Par contre, il me faut impérativement passer toutes mes nuits dans les cimetières et ingurgiter régulièrement du sang provenant des créatures les plus infectes (rats, crapauds, etc.) sous peine de voir ma plaie se remplir d'asticots. Et joignant le geste à la parole, le capitaine déboutonna sa redingote et ouvrit sa chemise, exhibant une horrible plaie en forme de tête de bouc de laquelle s'échappaient des vers agonisants…

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